Barbecue : 32°58 4 N longitude 35° 05 4 W
Des oiseaux ! S’ils sont là alors la terre est proche. Je l’ai lu dans des récits de marins. Depuis hier, des grosses sardines jaillissent de l’eau, battent des nageoires et volent au raz des vagues, les poissons volants. Les volatiles piquent dessus et poursuivent leur proie sous l’eau. Des écailles qui volent et des plumes qui plongent la nature mélange les genres. C’est un soir de février, le ciel est lourd, le soleil pâle à travers des nuages foncés, mais il fait chaud. Une masse sombre se dessinent dans ces rayons, terre à bâbord, c’est St Barth’. Le CMA CGM Cayenne arrive dans la mer des caraïbes. J’ai embarqué sur ce cargo il y a 9 jours au Havre, il pleuvait et faisait vraiment froid. Voilà je l’ai accomplie cette traversée de l’Atlantique.
Depuis le temps que j’en rêvais.
Deux heures plus tard, nous accostons à Phillipsburg, le port de St Martin coté Hollandais. Le commandant et le second sont en tenue, le pilote est à bord. Il fait nuit dans la passerelle. L’éclairage est off, les écrans informatiques envahissent l’espace visuel. C’est très sérieux. Chacun est à son poste. Les messages Talkie Walkie et alarmes sonores comblent les silences. Je ne veux pas gêner et descends à l’étage inférieur observer les marins sur le pont. Même atmosphère, chacun se tient prêt pour la manœuvre de nuit. Une fois le navire solidement amarré deux grues accompagnées d’engins à crochet dépècent la cargaison du cargo, je les imagine en crabes géants brandissant leurs pinces. Des camions rentrent dans la danse, ce ballet dure toute la nuit. J’ai surnommé ce port «Heineken-port» à cause d’une enseigne à terre. Ce cargo a chargé à Rotterdam, je parie que des packs d’Heineken se ballotent au bout des câbles d’une grue.
Quand j’aurais le temps je traverserai cet océan. J’ai pris le temps.
J’ai savouré ce moment lorsque le taxi me déposa dans le port du Havre à l’échelle du Cayenne. Je me suis engagé d’un pas peu marin sur les marches mouvantes menant au pont. Un marin philippin emmitouflé dans une parka fluorescente me salue rapidement sans interrompre son boulot. Il ne me demande rien, ni billet, ni passeport. Un autre marin s’empare de ma valise, d’un geste de la main il m’invite à le suivre. Le décor est métallique, les couloirs et escaliers étroits, nous grimpons de « UPP deck » au « E deck », cinq étages. On m’a affecté la cabine «passenger B» en face de la laverie, entre le second officier et le troisième mécanicien. Je voulais traverser en cargo, conforme à mon désir de vivre une tranche de vie avec des travailleurs de la mer. Mon coté CGT ? Pas du tout !
Les repas des 6 passagers sont servis au mess des officiers. Personnellement, la cantine des matelots je ne l’aurais pas refusé pour continuer dans l’esprit. Le commandant roumain m’a mis de suite à l’aise, il ne porte sa chemise et ses galons que pendant les manœuvres dans les ports, la tenue du soir n’est pas obligatoire. Un petit salon de 4 places permet aux passagers de tenir conversation s’ils le souhaitent.
Depuis le temps que j’en rêvais. Le premier jour en mer fût un cauchemar.
L’Atlantique, je l’ai franchi maintes fois, mais dans le ciel. Alors je voulais la voir en vrai, sur terre. Nous avions quitté le Havre en pleine nuit, le bruit, les vibrations m’ont réveillé à 3 heures du mat. J’ai passé la journée allongé sur le lit bercé par le roulis, la porte des toilettes ouvertes pour m’y précipiter. Vous avez deviné. Car en vrai, ça remue fort, l’horizon chahute, garder son équilibre devient essentiel. C’est primaire mais difficile si tout balancent autour de soi. Me déplacer dans les couloirs sans heurter les parois est impossible. Tenir fermement les rampes partout, sinon c’est le valdingue assuré. Pas de médecin à bord c’est précisé sur le billet. Je me suis accoutumé à cette instabilité, 48h après j’ai repris la position de bipède.
Sur le rail d’Ouessant c’est la course des cargos. Dans la passerelle la boussole pointe sur 240° ouest, vitesse 18 nœuds. Parmi toute la technologie embarquée je remarque la présence d’instruments de mesure à l’ancienne. Ce que je préfère ce sont les cartes papiers encombrées de compas, rapporteur et équerre. La route est tracée au crayon heure par heure.
Au quatrième jour la température s’adoucit, l’Europe s’éloigne. Nous ne croiserons plus de bateau après les Açores. Comme nous voguons en sens contraire de la rotation terrestre il faut recaler l’heure sur le soleil. Toutes les deux nuits nous retardons d’une heure nos montres.
Deux couloirs de 190 mètres longent les containers et mènent à l’avant du rafiot, un triangle encombré de poulies et cordage. C’est le seul endroit silencieux et tranquille mais sans chaises longues pour bronzer. C’est un cargo. Une grosse boite allongée poussée par une hélice et remplie de 2000 autres boites bourrées de marchandises. A l’avant on sent l’énorme masse glisser sur l’eau, on l’entend briser les vagues, on la voit plonger vers l’eau puis se redresser vers le ciel.
J’en rêvais, j’y suis.
Les marins s’affairent toute la journée. Aux machines, les « engineers » surveillent que se tout passe bien dans une salle de commande à l’abri du vrombissement des gros moteurs. 4 générateurs fournissent 9500 KW d’électricité nécessaire à la vie du bateau plus les 16450 KW du moteur de propulsion. Sur le pont, les hommes inspectent et réparent les machineries de manœuvre. D’autres se chargent de protéger la coque en étalant des kilos de peinture. La mer dépose son sel qui agresse le métal. 50 tonnes de carburant sont brulés quotidiennement dans les moteurs, une suie noire et grasse suinte sur la blancheur du château, il faut nettoyer quotidiennement.
A l’arrière, l’odeur du carburant est forte, le bruit oblige à crier et on respire de la fumée. L’endroit idéal pour le barbecue du dimanche. Deux tables sont bricolées, avec nappe blanche. Surréaliste, contre une poulie un buffet composé de viandes, poissons et fruits de mer, j’adore. Marins, officiers et passagers trinquent ensemble, le cochon grille au dessus d’un feu de palettes devant un poste d’incendie. La musique peine à couvrir le tempo régulier des machines. Devant la mer, derrière la mer, sur les cotés la mer !
Cargo Cayenne, 12 février 2015, 18h PM : Latitude : 32°58 4 N longitude 35° 05 4 W un barbecue au milieu de l’Atlantique.
Je savoure cet instant.
C’est pas l’homme qui prend la mer
C’est la mer qui prend l’homme….
Cayenne, je quitte le cargo 356 h après y avoir embarqué au Havre.